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Vrabec vieillissant
(septième série)


Lettre adressée par Vrabec à son banquier:
Monsieur,
J’ai examiné votre prospectus en couleurs.
Oui, je suis désireux d’acquérir cette éclatante dentition, cette verte pelouse, ces superbes petits enfants bondissant sur mes genoux, et les confortables revenus qui me permettront d’occuper mon troisième âge à des tas de choses passionnantes (voyages, cadeaux).
Votre plan d’épargne retraite m’intéresse. Faites moi parvenir une documentation.
 vendredi 29 octobre 1999




Vrabec se souvient du temps où il était jeune, svelte et audacieux. A la tête d’une petite troupe d‘amis, il entreprenait de grandes randonnées ; marches épuisantes, escalades dangereuses, rien ne leur faisait peur. Ils allaient partout, connaissaient toutes les langues. Dans les hotels où ils se retrouvaient, leurs arrivées et leurs séjours faisaient de grands courants d’air, de vie et de gaité.
Vrabec sortait facilement son portefeuille pour régler des notes princières. D’où sortait cet argent ? Il ne s’en souvient plus. Il sait seulement que sa richesse lui paraissait inépuisable.
5 juin 2005



Avec l’âge.
L’ignorance consciente d’elle même est le commencement de la sagesse. La bêtise découle au contraire de la croyance qu’on sait. Vrabec est prompt à repérer cette croyance chez le jeune présomptueux. Il remarque moins facilement qu’elle  se développe chez lui sous d’autres formes. Il s’imagine bien comprendre ce qu’il voit et entend. Il pense avoir fait le tour des questions qui paraissent nouvelles aux yeux des plus jeunes. Il a l’illusion d’avoir perdu ses illusions. Le costume de vieux con est taillé dans ce tissu.
Certes Vrabec s’inquiète d’éprouver de plus en plus fréquemment  cette impression de déjà vu, mais pour une autre raison. Comment réduire l’écart toujours béant et douloureux entre de nobles aspirations et une réalité vécue de plus en plus banale ? Ne pouvant se rejoindre dans les hauteurs, Vrabec décide de se retrouver dans le traintrain quotidien.
Je suis allé voir là-bas si j’y suis, et j’y étais, conclut-il.


"J'ai attendu le train au buffet de la gare"
Afin que l'expérience vécue conserve toute sa substance, il faudrait ignorer le concept: attendre le prochain train au buffet de la gare  . Alors, le goût spécifique de l'ennui, la couleur du bar, le bruit de la tasse sur la soucoupe, la lecture des réclames et recommandations (sandwiches variés, n'engueulez pas le patron, la patronne s'en charge, les cigarettes se paient au comptant) constitueraient une pleine et dense tranche de vie. Mais ce n'est pas la première fois que Vrabec attend le train, et, au contenu réel de cette expérience vécue la veille au soir, il a déjà substitué le remplaçant commode, universel: j'ai attendu le train au buffet de la gare.  A la place d'un souvenir, il lui reste une phrase.
 Ainsi sa vie s'appauvrit.
 Vrabetz vieillissant, fort de ce qu'il croit  déjà connaître pour l'avoir vécu  passe de plus en plus vite à travers les heures et les jours.
octobre 1992




Tant d'années ont passé
Plus rien n'est pareil, et l'expérience, maintenant fréquente de retrouver un lieu tellement modifié - par de nouvelles constructions, par le percement de nouveaux chemins et l'oblitération d'anciens passages - qu'il ne lui reste plus que son nom, signale à l'homme son vieillissement et l'énormité de la masse de ses souvenirs et leur non-conformité avec le monde réel.




On se trompe rarement en improvisant sur le thème de tout fout le camp. Il est facile de voir et nommer ce qui se défait, se décompose. Nous avons des mots pour cela.  Alors qu’il faut en inventer de nouveaux pour nommer ce qui advient, et prendre des risques en pariant sur sa consistance durable.




Responsable ?
Faudra-t-il se sentir responsable de tout le déplorable ici ? Est-ce cela vieillir ? Vrabec est conscient de n’avoir rien fait pour que le monde dans lequel il vit aujourd’hui soit devenu différent. Du moins rien d’efficace. Il se reproche de ne pas avoir su discerner ce qu’il fallait faire lorsque c’était possible. Car il y eut un temps où il était plus entreprenant, moins égoïste, et même animé de généreuses intentions.



Raconter ses rêves.

(Il quitta le sol au bord d’une falaise et dériva au dessus d’une profonde vallée plongée dans la nuit ; un vaste souffle paisible s’en élevait, qui le soutenait et l’entraînait dans le cours de sa propre méditation...)
Rien de plus ennuyeux que le récit d’un rêve. On ne fait mine de l’écouter que pour pouvoir l’interrompre et placer ses propres salades. Chacun en effet ne s’intéresse qu’à ses propres rêves. Aussi Vrabec au petit matin dans les vestiaires ne cherche pas à raconter. Il ne livre qu’une brève anecdote. Mais ce petit détail qu’il a livré à la curiosité de ses collègues fait maintenant l’objet d’une savante discussion. Même le cuisinier s’en mêle. Les interprétations psychanalytiques fusent. Vrabec trouve gentil qu’on s’intéresse ainsi à son cas.
Les années ont passé, se dit Vrabec. Comme mes relations avec ces gens ont changé ! Autrefois, de ces collègues réunis autour de moi et lancés dans de subtiles considérations, j’aurais fait un commando. Pratiquant la méthode socratique, je les aurais conduits à tirer de leurs propres pensées des conclusions révolutionnaires. Je les aurais formés, endoctrinés, galvanisés ; et en avant vers la révolution...
Aujourd’hui, Vrabec écoute beaucoup plus qu’il ne parle. Il ne cherche pas à orienter le cours de la conversation. Cette bribe de rêve livrée à leur réflexion parce qu’elle était un mystère pour lui, il les laisse s’efforcer de l’analyser. Quel renversement ! En même temps, ceci restera une simple conversation, un bavardage sans conséquence. Il n’en tirera aucune indication sur la conduite à tenir.
Le plus amusant, c’est qu’ils ont conservé l’illusion d’être subversifs. Ces collègues qui communient dans un même  intérêt pour la psychanalyse, s’échangent des disques de rock n’ roll et des bandes dessinées se croient des marginaux ou des rebelles. Comme ils se trompent ! pense Vrabec. Leurs activités et relations constituent un conformisme parfaitement inoffensif pour l’ordre établi.
15 octobre 2002.


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keskecé?

Ci-dessus, portrait de l'auteur par Myriam Frerotova, photographe.

Vous allez trouver dans ces pages des textes courts. De la littérature sous forme de fragments n'excédant que rarement une page dactylographiée. Aphorismes, anecdotes, portraits, récits, poèmes, nouvelles, fables...Quelques uns ont été publiés en "samizdat" voici quelques années. Les amis me demandant la suite, j'ai pensé que l'Internet serait un bon moyen de la leur communiquer, et peut être d'élargir le cercle de mes lecteurs...