Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /
ACTIONS & REFLEXIONS
DU PRESQUE TOUJOURS PRÉVISIBLE
VRABETZ
deuxième série : portrait en gris




Un moment de plaisir gâché.

Dans un angle de rue, à l’abri de la foule et des courants d’air, Vrabec allume sa cigarette roulée.
A l’insu de sa femme, et contre avis médical.
Quelques miettes de tabac, un moment d’étourdissement.
D’un pouce tremblant, il actionne la molette de son briquet.
Mais voici que s’approche une ancienne connaissance. Il va falloir échanger quelques propos. L’autre va lui poser l’inévitable question : « Qu’est-ce- que tu deviens ? »
Vrabec, qui se sait encalminé dans un recoin de la vie où il ne se passe pratiquement plus rien que le grésillement de cette cigarette, aurait aimé ne pas avoir à en parler.



Aigri

Comme un vin dépourvu des qualités nécessaires à un heureux vieillissement, Vrabec ne peut que s’aigrir avec les années.
Par habitude, il continue de porter son costume d’optimiste généreux. Mais au fond de lui, la mère du vinaigre a pris consistance, infectant sa vision des gens et des choses. (« Ce qu’ils peuvent être laids ! Et moi, parmi eux, également laid », telle est sa fréquente pensée secrète.)
Il n’ose pas se dire encore ouvertement qu’il voudrait voir anéantir certaines catégories de gens : les blonds et ceux qui les coiffent, les drogués et ceux qui les approvisionnent, les perturbateurs et ceux qui tentent de rétablir l’ordre… De proche en proche, il rêvera bientôt d’être débarrassé de l’humanité entière.



Petit vieux gris

Qu'attend, en haut de l'escalier, Vrabetz tout de gris vêtu ?
Il attend l'heure du travail, il va partir au travail.
Pourquoi ne descend-il pas tout de suite ces escaliers ?
Parce qu'il écoute : une conversation se déroule à l'étage inférieur. La voisine et sa fille seraient-elles en train de se quereller ?
Non, elles ne se querellent pas. Elles parlent haut, mais ce n’est qu’un échange d'informations pratiques : achète du pain à quelle heure tu rentres ils seront combien reste-t-il du jus d'orange...
Que sait faire ce Vrabec tout de gris vêtu, à part écouter dans l'escalier la fin de la conversation entre voisines ?
Il sait classer des papiers. C'est son métier. Il est attendu au bureau pour cela.
Et aussi mettre à jour le recueil des règlements ?
Oui, la mise à jour du recueil des règlements, c’est aussi son affaire.
Sera-t-il en retard ?
Non, bien sur que non. Voyez, il part maintenant dans sa nouvelle auto.
Vrabec arrive au travail cinq minutes en avance. Il reste un moment assis, moteur éteint, pour profiter des coussins neufs.
vendredi 3 décembre 1999



Poulet-frites

Au bistrot « le rendez-vous des fonctionnaires », Vrabec commande ce midi un poulet-frites, car c’est le plat le moins cher.
A côté de lui, un couple d’ouvriers mastique et déglutit. Ils n’ont rien à se dire, leurs regards sont fuyants.
Vrabec observe aussi un groupe de ses semblables qui, autour du bar, prennent l’apéritif. Dans cet endroit, beaucoup de ses collègues s’adonnent discrètement  à la boisson. Ce n’est pas seulement le confinement prolongé dans les bureaux qui leur donne ce teint gris, ces yeux décolorés, mais aussi l’alcool consommé régulièrement, en compensation du confinement prolongé dans les bureaux.
Vrabec comble avec du pain et de la moutarde le creux qui reste une fois sucé le dernier os de son plat du jour. Pain et moutarde sont fournis gracieusement.
En retournant dans son service, il se sent une barre sur l’estomac. Il a mangé trop vite.



Naissance et développement du chauvinisme chez Vrabec.

Depuis des années, pour se rendre à son travail, Vrabec emprunte quotidiennement le même itinéraire (l’axe même de sa vie), suite de rues qui le mène jusqu’à une station de métro au nom célèbre. Vrabec est fier de se compter parmi les habitants de la ville à laquelle ce nom est attaché. Le long de son parcours fidèle, il note la ponctualité des levers de rideaux de fer et des livraisons, la variété des marchandises exposées. Le sentiment qui se développe en lui tient à la fois du boutiquier prospère et du client satisfait. Difficile à analyser. Décrire telle boutique, l’activité de tel artisan, les parfums qui s’échappent de tel passage ne ferait que soulever un brouillard d’affects et ne permettrait pas de mieux comprendre. C’est, en germe, la pulsion tribale qui anime les supporters des équipes de foot.
Juillet 1999.



Le printemps le fera mentir.

 Les feuilles qui s’ouvriront sur les branches ne seront pas celles qu’on attendait : ce qu’il a prétendu frêne se révélera hêtre ; marronnier platane ; charme merisier ; et ainsi de suite, à chaque explosion verte il essuiera un démenti.
Voilà pour Vrabec et sa science grise, son prétendu savoir.
février 2000.


Partager cette page
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Nils Etienne
  • : littérature sous forme de textes courts
  • Contact

keskecé?

Ci-dessus, portrait de l'auteur par Myriam Frerotova, photographe.

Vous allez trouver dans ces pages des textes courts. De la littérature sous forme de fragments n'excédant que rarement une page dactylographiée. Aphorismes, anecdotes, portraits, récits, poèmes, nouvelles, fables...Quelques uns ont été publiés en "samizdat" voici quelques années. Les amis me demandant la suite, j'ai pensé que l'Internet serait un bon moyen de la leur communiquer, et peut être d'élargir le cercle de mes lecteurs...